«  L’espace public » : retour sur un classique du théoricien allemand Jürgen Habermas 

La lecture de l’ouvrage « L’espace public » de Jürgen Habermas est une étape essentielle pour quiconque s’intéresse à l’évolution de la démocratie moderne. Cet ouvrage réunit deux textes qui éclairent sur la formation historique de l’espace public, ses caractéristiques et son évolution.

Le premier texte intitulé « L’espace public, archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise », a été publié en 1962 et constitue la thèse d’habilitation de l’auteur. Le second texte, publié en 1990 et intitulé « l’espace public, 30 ans après » est une réflexion rétrospective et introspective sur les critiques et les changements survenus depuis la première publication.  

Pour situer l’émergence de l’espace public bourgeois, Habermas propose une étymologie de plusieurs concepts-clés. Ainsi, on apprend que c’est au milieu du XVIIe siècle qu’apparaît le terme « public » en Angleterre. En Allemagne, le terme « publikum » existe dès le XVIIIe sièclequand auparavant, celui-ci était désigné par le  « lesen publikum », c’est à dire le « monde des lecteurs ». Le dictionnaire allemand Adelung (paru entre 1774 et 1801) distingue le public qui se rassemble pour écouter un orateur ou voir un acteur, du public des lecteurs (das lesenpublikum). Ce qui est soumis au jugement du public acquiert de la « publicité », terme apparu d’abord en français puis en anglais à la fin du XVIIe siècle, avant l’Allemagne au XVIIIe. Le public qui exerce sa raison forme une « opinion publique », expression qui en Allemagne, s’est forgée au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle à partir de son équivalent en français. Le terme « Public opinion »  est apparu en Angleterre à peu près à la même époque, « général opinion » étant utilisé depuis longtemps.

Évolution du concept d’espace public 

Si l’on suit la pensée d’Habermas, l’espace public n’est apparu qu’au fur et à mesure d’une polarisation croissante entre la sphère sociale d’une part, et la sphère privée de la famille et de l’intimité, d’autre part. L’espace public n’était en effet jusqu’au XVIIe siècle en Europe (principalement en Prusse, en France et en Angleterre), qu’espace de représentation réservé principalement aux monarques. Ce concept a évolué avec l’apparition de clubs de lecture, de cafés et de salons où des personnes privées échangeaient autour de productions littéraires, avant de débattre de sujets plus généraux liés aux intérêts de la classe bourgeoise vis-à-vis du pouvoir.

L’apparition de la sphère sociale du travail complexifia un peu plus les rapports entre le public de plus en plus autonome financièrement et les monarques. L’apparition de l’opinion publique s’est alors formée pour revendiquer l’exercice du raisonnement comme motif légitime pour participer, représenter ou décider au sein de l’espace public, et principalement sur le terrain de l’échange des marchandises et du travail social. 

Face aux nombreuses critiques qu’a connues Habermas notamment de la part de penseurs qui se situent de sa lignée de pensée comme Axel Honneth, Oscar Negt ou Nancy Fraser, Habermas a fait évoluer son concept d’espace public au début des années 90, en le redéfinissant comme « espace non-organisé où se déroule l’exploration et la résolution de problèmes, n’étant pas programmé pour la décision au sein de flux de communication non pénétrés par le pouvoir politique, et où doivent être clarifiés les modes de diffusion et d’organisation et les modes d’institutionnalisation des supports de l’espace public. »

Qu’est-ce que l’opinion publique (et l’opinion non-publique) ? 

Le concept d’opinion publique occupe une place importante dans le texte principal d’Habermas, puisque sa formation et son évolution sont au coeur de la formation de l’espace public politique.

L’opinion publique est formée principalement par le public critique du pouvoir en place. Elle représente la volonté du peuple et est une forme d’exercice de sa souveraineté. Apparue sous une forme plus ou moins organisée, elle a permis l’apparition d’institutions comme le Parlement ou d’organisations comme les médias, qui ne sauraient en être les seules représentations. En effet, l’opinion publique est plus large et doit permettre l’existence d’une concurrence des arguments privés, avec comme objectif de faire apparaître un consensus public, basé sur la recherche de l’intérêt général. 

À noter qu’en 1962, Habermas a tenu à mettre en garde contre le sondage visant à déterminer l’orientation de l’opinion publique. Dans des contextes autoritaires, il souligne le danger de voir le sondage représenter seulement une « fiction d’opinion publique », alors que dans des pays démocratiques, il peut contribuer à dissoudre par la psychosociologie, le concept d’opinion publique. 

Habermas aborde aussi dans sa thèse, la notion d’ « opinion non-publique ». Elle résulte de décisions prises par le pouvoir sur la base d’un débat imposé à des fins de manipulation et qui se « soustrait à un exercice public de la raison ». Par exemple : prendre des décisions par ordonnance en invoquant la « légitimité » du scrutin présidentiel. 

Le dévoiement du concept de Publicité 

Concept clé chez Habermas, la publicité ne signifie pas ce que nous en comprenons aujourd’hui. La publicité commerciale, ou à des fins de « manipulation », est plutôt un dévoiement de la fonction première de la publicité. 

Le philosophe allemand Kant est un des premiers à avoir proposé le concept de « Publicité » au XVIIIe siècle. Ce concept est lié à un autre celui de l’« Aufklarung » (les lumières, en français) qui considère que l’homme est responsable et doit décider en exerçant sa raison. Pour cela, il est essentiel de diffuser ce qui résulte de l’usage public de la raison. C’est cela la publicité. Elle a d’abord concerné la publication des comptes-rendus de débats judiciaires ou parlementaires, permettant l’exercice de la raison de manière critique. 

Ce principe essentiel va peu à peu perdre son sens premier et Habermas fera ainsi une distinction entre publicité à visée critique, servant à la formation de l’opinion publique notamment dans les démocraties libérales et la publicité dont l’objectif est la démonstration et la manipulation, et qui mène à l’apparition d’une opinion non-publique, notamment au sein de l’État social, où la publicité peut être utilisée comme un moyen d’exercice privatisé du pouvoir. Habermas critique également l’utilisation de la publicité dans le cadre d’impératifs liés à la représentation d’intérêts privés, individuels ou collectifs. Ainsi, il écrit : « « Si l’idéal de la Publicité s’exprime toujours dans les termes d’une rationalisation, celle-ci est tout d’abord limitée puisqu’il faut tenir compte de la multiplicité des intérêts privés organisés ; d’autre part, il ne peut s’agir désormais d’une rationalisation de l’exercice du pouvoir social et politique, sous le contrôle réciproque d’organisations concurrentes qui, tant dans leur structure interne que dans leurs rapports entre elles ou avec l’Etat, seraient elles-mêmes liées au principe de Publicité ». 

Dans sa critique, Habermas va également mettre en exergue le rôle de la presse et des mass media qui selon lui, ont fait de l’idée de publicité, un moyen de consommation culturelle dont les fonctions sont « démonstratives ». Pour l’auteur, c’est à partir des années 1830/1840, que le principe de publicité a été dévoyé dans la presse. Sur ce sujet, il écrit : « La grande Presse repose sur le détournement à des fins commerciales de la participation à la sphère publique de larges couches de la population : procurer aux masses essentiellement un simple accès à la sphère publique. Cependant, cette sphère publique, élargie, perd de son caractère politique dès lors que les moyens mis au service de l’ « accessibilité psychologique » (via les moyens de publicité) ont pu être transformés en une fin en soi : maintenir la consommation à un niveau déterminé par les lois du marché. » Ainsi, les médias chercheraient à susciter une adhésion ou une identification à un groupe, de manière superficielle, c’est-à-dire sans argumentation et sans raisonnement.  

L’apparition du réseau commmunicationnel et du pouvoir médiatique

Cette partie est surtout développée dans la préface de l’ouvrage, datant de 1990 et commentant l’évolution du concept d’espace public.

Pour l’auteur, la commercialisation dans la sphère publique via la presse a mené à une condensation du réseau communicationnel, ce qui a donné naissance au pouvoir médiatique qui ne chercherait qu’à vassaliser le public, en plus de l’extorquer. Néanmoins, l’auteur dit s’être rendu compte de l’existence d’une capacité de résistance des masses. Ainsi apparaît la « force productive de la communication », décrite comme une force sociale de solidarité capable d’agir contre le pouvoir politique (principalement la bureaucratie) et contre celui de l’argent. Cette force doit avoir pour mission la recherche d’un consensus par l’exercice du principe délibératif (arguments, raisonnement et négociation au niveau public), sur la base d’une éthique de la discussion aboutissant à la démocratie délibérative. 

De là, va naître la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas, qui vise à dégager un potentiel de rationalité en déployant une recherche scientifique des processus généraux de rationalisation culturelle et sociale. 

En conclusion…

Ce classique des sciences sociales est une lecture obligatoire et chronophage. Elle en reste très exaltante tant par la richesse des idées qui y sont proposées que par les liens qu’il est encore possible de faire avec les questionnements les plus actuels sur l’espace public politique aujourd’hui.

A souligner qu’il est parfois compliqué de s’y retrouver en termes de chronologie tant Habermas ne fait qu’assez rarement référence aux dates ou périodes auxquelles est rattachée l’émergence de certains processus à l’intérieur de la sphère publique. 

L’analyse des rapports de dominations au sein de la sphère publique politique critique est également absente, notamment en lien avec les rapports de classe et de genre. En 1990, néanmoins, Habermas envisagera l’existence d’espaces public concurrents, dont certains peuvent être exclus par l’espace dominant.

Enfin, il reste encore à rattacher les concepts avancés par Habermas à des pays dont l’histoire est marquée par d’autres dynamiques historiques, alors que le cadre conceptuel élaboré par le philosophe est souvent invoqué par des dirigeants autoritaires comme preuve d’une gouvernance « démocratique ».  

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