Plaidoyer contre la tenue de la prochaine élection présidentielle en Algérie

(Cette tribune a été publiée pour la première fois sur le site du Huffpost Algérie en novembre 2019)

Bientôt neuf mois depuis que le Hirak a commencé en Algérie, pays en situation révolutionnaire dont le peuple ne reconnaît plus la légitimité des institutions telles qu’elles existent. Neuf mois de gestation et jusqu’ici quelques acquis: Abdelaziz Bouteflika a démissionné. Ceux et celles sur qui reposait son système clientéliste, corrompu et sans vision, sont en prison sans qu’un processus de justice transitionnelle ne soit mis en place . 

Et puis, l’essentiel! Les citoyen.ne.s algérien.ne.s ont repris possession de la Rue en Algérie, à Bordj Bou Arreridj, Oran, Tamanrasset, Chlef, Alger et ailleurs. Pacifiquement. Nous, qui sommes percu.e.s et moqué.e.s beaucoup à l’extérieur pour notre “violence” fondamentale, parce que nous avons mené une lutte sans merci contre la colonisation, parce que nous l’avons gagnée, parce que nous payons encore le lourd tribu de cette violence subie puis utilisée contre nous-mêmes pendant la sale guerre; nous voilà donc exprimant notre refus de l’asservissement, de la mort cérébrale, pacifiquement. 

Le Hirak a donc produit les fruits qu’il pouvait. Entre temps, Ramzi Yettou est mort. A 23 ans, après avoir été tabassé par la police. Il y a aussi Mustapha Guenatri, Hassan Benkhedda  et Nabil Asfirane, décédés pendant les manifestations. Tous, des morts de trop. 

Et puis il y a les détenu.e.s d’opinion, plus d’une centaine, en prison pour port d’un emblème, d’une pancarte, pour des déclarations publiques. Des crimes imaginaires. Beaucoup ont déjà été condamné.e.s. Misère… Cette justice, dont on attend qu’elle annonce son refus de superviser l’élection, préfère condamner des innocents. L’ordre vient-il de quelque part ? Ou la servitude volontaire n’a-t-elle plus besoin d’instigateurs, seulement de victimes ? Non, les prisonnier.e.s ne sont pas des victimes. Ils et elles sont les héros et héroïnes, au contraire.   


Héros et héroïnes d’aujourd’hui et de demain. Ce demain qui nous inquiète tant. Parce qu’il risque d’être trop tard, si l’élection n’est pas annulée. Si l’autorité, dont on ne reconnait plus la légitimité, continue à nous abreuver de discours abrutissants et infantilisants parce que nous n’avons pas encore tué le Père. 

Avant qu’il ne soit trop tard donc, cette élection doit être annulée. Nous avons besoin d’une période de transition. Qu’une institution de transition soit mise en place. Une institution qui ne se compose pas de six personnes mais d’une centaine ou plus, comme en Tunisie, avec la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Une instance qui est passée de 71 membres à 120 puis à 155. 155 hommes et femmes issus de partis politiques, syndicats, associations de la société civile ou professionnelles et des personnalités. Et pourquoi pas de citoyen.e.s aussi, en majorité ? Pourquoi pas ? De femmes et d’hommes chargé.e.s de réécrire les textes fondateurs de la nouvelle République. 

L’armée dans les casernes et le Peuple dans la Rue jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée. Et la police ? Eh bien qu’elle s’occupe de gérer le bon déroulement des manifestations et qu’elle cesse de nous faire peur avec ces civils par centaines ou milliers au milieu des manifestant.e.s, terrorisant la foule, procédant à des arrestations arbitraires et donnant l’impression que c’est encore une affaire de « Nous contre Nous », quand on ne sait plus qui est qui. Que cela cesse. Que l’autorité publique se déclare ouvertement et que l’on arrête de nous faire croire qu’on ne mérite pas plus de transparence, plus de clarté, plus de lumière. 

Avant qu’il ne soit trop tard donc, parce que l’Algérie a assez souffert. L’armée doit choisir la neutralité, faire la place, avant que la Révolution des larmes et du sang ne vienne. Quand on aura faim et que les charognards qui attendent, se remettront à jouir de notre triste sort. 

Alors ? Alors, on écoute la Rue algérienne. Et la Rue dit : 

  • “Dawla madaniya, mechi 3asskariya” 
  • “El cha3b yourid el istiqlal” 

Et puis elle scande :

“Dégage Gaid Salah, had el 3am makach el vote”. 

Pas de vote cette année. Pas de vote le 12 décembre. Le message est on ne peut plus clair. La campagne électorale ? Une mascarade honteuse. Alors oui, certes, d’aucuns considèrent que le Hirak n’a pas su désigner ses représentant.e.s. Qu’il y a un manque de vitalité des intermédiaires, syndicats, politiques et associations. Que le Hirak n’est pas une Révolution. Qu’il y a manipulation, suspicion et en réalité, surtout, haine de soi. D’autres que le nombre des manifestant.e.s est en baisse et que beaucoup préféreraient aller vers des élections car ils et elles ne se sentent pas concerné.e.s par le Hirak. D’autres encore arguent du blocage du pays parce que rien n’avance plus, surtout au niveau économique. 

Peut-être. Mais. Peu importe les raisons objectives et subjectives, notre sentiment est que la prochaine élection ne devrait pas avoir lieu le 12 décembre. Répétons que l’armée devrait rester dans les casernes. Qu’il faut cesser la déstabilisation et la brutalisation. Encore de nos traumatismes, on se joue. On cherche le comment au lieu du pourquoi, comme l’a si bien dit Sid Ahmed Semiane dans son article sur Octobre 1988, 

Il faut arrêter de nous mettre en cage, au nom d’intérêts supérieurs invisibles. Avant qu’il ne soit trop tard.

Répétons donc pour ajouter notre voix à celles des autres, pour faire plus de bruit, avec des mots. Qu’on continue dans la rue avec des casseroles, des mahress, des slogans et des pancartes, pour se joindre à la célébration de notre liberté d’expression retrouvée et dire : pas d’élection cette année. Le Général Gaid Salah n’a pas à nous infantiliser. La police n’a pas à nous infantiliser. 

L’invisible n’existe pas. 

Restons debout et unis, calme et en paix. Et continuons à fonctionner à l’horizontal, pour ne pas prendre le risque de tomber à la renverse. 

Et qu’en urgence, les revendications des manifestant.e.s soient satisfaites; libération des détenu.e.s d’opinion et départ du gouvernement actuel, entre autres. 

Et ces questions lancinantes qui demeurent: 

  • Les candidats-lièvres du régime se retireront ils de cette élection présidentielle?  
  • Les magistrats refuseront ils de la superviser?  
  • Et les maires de l’encadrer? 

Espérons un triple oui. 

Et si personne ne veut plus croire en rien. Qu’il regarde les yeux rivés sur l’Afrique, vers sa gauche ; Il verra la Tunisie, le pays où a été élu au poste de Président la République, un citoyen ; Kais Saied. Il représente à lui tout seul le refus de renoncer. La poursuite de la quête de l’idéal. Une source d’inspiration pour la construction de notre socle commun. 

Et si personne ne croit en l’annulation de la prochaine élection, alors nous avons le devoir de désobéir civilement pour gagner du temps. Faire valoir l’objection de conscience et par la multitude, le groupe, imposer l’opinion contre l’élection du 12 décembre. Lever les derniers remparts de la peur, pacifiquement et se souvenir des mots d’Hannah Arendt qui rappelle dans son essai sur la désobéissance civile, ce qu’elle est: 

« Des actes de désobéissance civile interviennent lorsqu’un certain nombre de citoyens ont acquis la conviction que les mécanismes normaux de l’évolution ne fonctionnent plus ou que leurs réclamations ne seront pas entendus ou ne seront suivies d’aucun effet.»

Si l’on nous menace du code pénal et de son article sur l’incitation à l’attroupement non armé, que l’on remette en cause la légitimité des textes juridiques, en commençant par la Constitution, texte trop souvent piétiné par le précédent chef de l’État.  

Les actions de désobéissance civile ne doivent de toute façon pas être sanctionnées, tant qu’elles demeurent non-violentes. Pourquoi ? Parce que contester une élection, c’est contester la légitimité du système en place. C’est considérer qu’en l’état, on ne peut plus faire confiance à aucun pouvoir exécutif. C’est donc ne pas consentir au viol d’un contrat social dont on ne nous a jamais vraiment laissé déterminer les tenants et les aboutissants. 

Quels modes d’actions alors ? Ces dernières années, le boycott des élections par des actes de désobéissance civile s’est fait par des rassemblements, des grèves générales, des marches, des sit-in et par le blocage des routes, notamment.   

La désobéissance civile suppose d’exercer deux droits fondamentaux; le droit de désaccord et le droit d’association, en lambeaux dans notre pays. La désobéissance civile remet donc en question pacifiquement la légitimité des institutions sans isoler les individus puisque les actions sont collectives.

La désobéissance civile est la négociation du temps qu’il nous faut pour que se mette en place une transition. Elle est la voix du juste, si ceux qui nous gouvernement encore manquent de sagesse. 

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