RSF, Arcom et CNews… Réflexions sur des tensions en cours 

Le 26 novembre dernier, Reporters sans frontières (RSF), organisation pour laquelle j’ai travaillé il y a près de dix ans, publiait une enquête intitulée « Pluralisme en France : sur CNews, le grand contournement ». L’étude, qui a concerné les programmes de BFMTV, CNews, France Info et LCI durant le mois de mars 2025, a démontré les manquements des chaînes d’information en continu au principe de pluralisme. Parmi les plus inquiétants : l’existence de tunnels de rattrapage nocturnes pour compenser le temps de parole de certains courants politiques, le choix de sujets ne reflétant pas les principales préoccupations des Français ainsi que des angles de couverture favorisant un point de vue au détriment d’un autre. 

Au lendemain de la publication, l’autorité de régulation des médias audiovisuels et numériques, l’Arcom, réagit par un commentaire dans Le Point, contestant les conclusions de l’enquête par rapport aux calculs des temps d’antenne accordés aux formations politiques. L’effet de ces propos fut immédiat puisque la direction de France 2 demanda à l’équipe de l’émission Complément d’enquête, en amont de la diffusion de son reportage sur CNews le soir-même, de retirer en catastrophe la partie consacrée à la compensation de la nuit du temps de parole politique, dénoncée par RSF. 

Si cela démontre bien à quel point l’éthique des médias est un enjeu crucial qui va au-delà de la régulation institutionnelle, c’est plutôt à la méthodologie novatrice de RSF, à sa perception et à son intérêt pour les pouvoirs publics que j’ai voulu consacrer ce billet de blog. 

Sur la méthodologie novatrice de RSF

Les organisations de défense des droits humains travaillent en général ardemment à développer une méthodologie indépendante qui permette de mener des recherches de manière déontologique, dans l’objectif d’obtenir des résultats fiables et de produire des recommandations qui soient entendues par les différentes parties. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’approche de RSF dont le mandat est de défendre le droit à la liberté d’information, dans l’esprit de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. 

Ainsi, pour son enquête sur le pluralisme en France, l’organisation a répertorié 700 000 bandeaux d’information collectés sur CNews, BFMTV, France Info et LCI, pendant un mois. À l’aide du langage de programmation Python et du logiciel Pytersseract, elle a analysé et classifié 97,3% de ces bandeaux, en vérifiant manuellement la fiabilité des échantillons par des tests aléatoires. Au niveau qualitatif, RSF a choisi de se concentrer sur la journée du 31 mars, qui a vu l’annonce du verdict du procès de Marine Le Pen, et à l’aide d’un logiciel de montage vidéos, elle a analysé le choix des angles de couverture (défense et critique du verdict principalement). Les données collectées ont ensuite été mises en lien avec le cadre juridique régissant le pluralisme en France.  

L’utilisation de cette méthodologie novatrice a permis d’établir que CNews a fait usage de tunnels de rattrapage nocturne pour faire intervenir de personnalités politiques de gauche, dans le but de répondre de manière contournée, aux exigences institutionnelles du pluralisme. L’enquête a par ailleurs démontré comment les principaux sujets de préoccupation des Français occupaient moins de 4% du temps d’antenne de l’ensemble des différentes chaînes, CNews s’étant concentrée sur les sujets de l’insécurité et de l’islamisme quand les trois autres médias ont surtout couvert la guerre en Ukraine. Enfin, concernant la couverture de la condamnation de Marine Le Pen, l’étude de RSF a révélé un déséquilibre considérable dans la couverture de CNews qui a consacré la plupart de son temps d’antenne sur le sujet le 31 mars, à critiquer la décision de justice.   

Par cette démarche basée sur une méthodologie qui a fait ses preuves, RSF a accompli sa mission d’intérêt général, en révélant les enjeux actuels autour de la question du pluralisme. Il est donc surprenant de constater que cette approche semble n’avoir pas convaincu l’Arcom, l’organisme chargé de faire respecter le pluralisme en France.  

Le point de vue de l’Arcom et les dernières évolutions sur les règles du pluralisme 

Comme je le disais plus haut, l’Arcom a balayé d’un revers de main les résultats de l’enquête de RSF, en affirmant qu’elle n’avait constaté « aucun contournement des règles du pluralisme politique sur le mois de mars 2025 ». Sur le site csa.fr, il est possible de voir qu’en mars 2025, les relevés des temps d’intervention des personnalités politiques hors campagnes électorales établissent que les chaînes d’information ont donné la parole tant aux représentants de l’exécutif qu’aux personnalités et partis politiques n’en faisant pas partie, dans des proportions à peu près équivalentes. Ces résultats n’indiquent toutefois pas comment a été évaluée la représentativité des divers courants d’opinion. 

Pour rappel, le cadre général dans lequel opère l’Arcom sur le sujet du pluralisme politique relève principalement de la Constitution, de la jurisprudence en lien avec la Loi du 30 septembre 1986 et des recommandations de l’instance de régulation, qui existe depuis 1989 (ex-CSA). Par ailleurs, en 2017, l’Arcom a changé d’approche suite entre autres, à l’élection du Président Emmanuel Macron. En effet, alors que jusque-là, la mesure du pluralisme se référait à une recherche d’équivalence dans le temps de parole entre la majorité parlementaire et l’opposition, de nouvelles règles ont été établies et mises en oeuvre à partir de janvier 2018, pour mesurer la « diversité des courants de pensée et d’opinion » dans les médias. Cette mesure a eu pour effet d’encourager une présence plus accrue de courants politiques comme ceux de l’extrême droite, assez peu représentés dans les médias pour des raisons historiques. Un autre effet a consisté au contournement de la méthodologie de décompte du temps de parole, principal outil utilisé par l’Arcom. Ainsi, des chaînes comme CNews, propriété de Vincent Bolloré, homme d’affaire d’extrême droite à l’agenda politique assumé, se sont mises à ne donner la parole aux courants politiques de gauche, qu’à des heures d’audience quasi nulles.

C’est pour souligner l’existence de ces nouvelles problématiques que RSF a mené son enquête provoquant une réaction défensive de la part de l’Arcom, ce qui dénote de tensions liées principalement à l’utilisation de différentes méthodologies d’évaluation du pluralisme politique. Rappelons à ce sujet, qu’en juillet 2024, l’Autorité avait dû ajuster certaines règles du fait des actions de l’organisation de défense de la liberté de la presse. En effet, suite au rejet par l’Arcom d’une demande de RSF en vue d’une mise en demeure de CNews, devenue « média d’opinion » selon l’organisation de défense de la liberté de la presse, cette dernière avait introduit un recours auprès du Conseil d’État. Le 13 février 2024, la plus haute juridiction de l’ordre administratif s’est prononcée en faveur du recours, en donnant un délai de six mois à l’Autorité pour réexaminer le « respect du pluralisme et de l’indépendance de l’information par la chaîne CNews ». Cette décision qualifiée d’historique a permis de clarifier plusieurs principes liés au pluralisme et à l’indépendance de l’information, dont l’appréciation de la diversité des expressions de façon globale, la prise en compte de l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités, et la nécessité de ne pas qualifier ou classer les participants aux programmes selon des courants de pensée et d’opinion. 

Néanmoins, la mise en oeuvre de ces principes semble encore difficile comme l’a révélée RSF.

Au-delà du cas CNews : reconnaître l’importance du travail de recherche d’organisations comme RSF

Pour faire face aux multiples défis liés au respect du pluralisme politique, une meilleure prise en compte du travail de RSF, est essentielle.

Pour cela, il me semble important de faire un point sur la façon avec laquelle est menée le travail d’investigation des organisations des droits humains, qui peuvent parfois souffrir d’une perception biaisée. RSF a par exemple été accusée de favoriser la « censure », à partir du moment où elle s’est attaquée au paysage médiatique français. Pourtant, RSF, comme d’autres organisations sérieuses de défense des droits humains, travaillent de la même manière sur tous les pays, quand il s’agit de défendre et de promouvoir les droits humains. Elles ont pour boussole le droit international des droits de l’homme dont découlent les obligations des différents États et pour matière, les données et témoignages de victimes qui prouvent des atteintes aux droits humains. La finalité de leur travaux d’investigation est d’assurer l’indépendance et l’impartialité de leurs recommandations et de provoquer des changements tangibles mettant fin aux violations des droits humains.

Ainsi, les organisations de défense des droits humains ne sont pas des outils de soft power au service des États. Elles sont au contraire, des intermédiaires de la société civile qui tentent de développer une approche holistique et des propositions concrètes pour protéger le système démocratique partout dans le monde. De ce fait, leur travail de recherche mériterait d’être mieux connu et reconnu alors que sont mises à mal, à l’ère de la montée de nouvelles formes d’autoritarisme, les possibilités de financement de programmes consacrés à la documentation indépendante des violations des droits humains.

Par ailleurs, il me semble important de dire qu’il existe une relation quasi-organique entre une autorité de régulation du paysage médiatique et une organisation de défense de la liberté de la presse. En effet, si les autorités de régulation ont une indépendance fonctionnelle, elles ne disposent pas d’une autonomie financière. Leur budget est donc déterminé chaque année par la loi de finances, élaborée d’abord par l’exécutif. C’est pourquoi, les autorités de régulation des médias peuvent avoir naturellement besoin du soutien d’organisations comme RSF pour mener leur mission en toute indépendance, loin de potentielles pressions. 

Enfin, il faut souligner que l’Arcom a un devoir d’exemplarité puisqu’elle est pour beaucoup, la garantie de l’existence d’un véritable pluralisme politique, clé de voûte contre tout monolithisme de la pensée. En ce sens, elle est une véritable source d’inspiration et d’action pour les défenseurs de la liberté de l’information, notamment pour ceux et celles qui vivent sous des régimes autoritaires ou dictatoriaux.  

Pour toutes ces raisons, le travail que fait RSF mériterait à mon avis, d’être considéré comme une opportunité plutôt que comme un empêcheur de tourner en rond. C’est ainsi que le pluralisme politique en France et ailleurs sera mieux protégé, à l’aune d’un monde médiatique de plus en plus orienté idéologiquement, utilisant le droit à la liberté d’expression pour justifier un affranchissement des règles mises en place et consolidées sur le temps long par des processus démocratiques, acquis de haute lutte.  

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